ANOUK SCHILTZ
- Interview

Depuis Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine (1993), Jean Portante ne cesse de récrire & réinventer l’histoire d’une famille – la sienne – venue des Abruzzes pour chercher du travail dans l’industrie sidérurgique luxembourgeoise. Le père, un immigré de la deuxième génération, est né à Differdange en 1921. La guerre l’a renvoyé en Italie en 1942, comme simple soldat appelé sous les armes (le hasard a voulu qu’il ne finisse pas au front, mais qu’il soit utilisé par ses supérieurs comme interprète) et c’est là qu’il a rencontré une toute jeune femme qui rêvait de devenir institutrice ; ils se sont mariés trois ans plus tard, avant d’entamer un voyage décisif qui allait les ramener au Luxembourg, via Rome, Pise, Gênes, San Remo, Paris, Thionville. Et tout le reste est littérature.
Au départ, ils s’appelaient Nando et Tina ; au fil des pages et des années, ils sont devenus Lorenzo et Lucia, ce qui n’est point anodin, puisque les Fiancés d’Alessandro Manzoni – Renzo Tramaglino et Lucia Mondella – n’ont jamais cessé de guider leurs pas à travers les vicissitudes de la guerre et de l’exil. Une guerre sans laquelle ils ne se seraient jamais rencontrés, une guerre qui leur aura apporté non la mort, mais l’amour et tout ce qui s’ensuit, « les embûches / les pièges / la séparation / les retrouvailles ».
Le Siècle de Lucia est aussi celui de Lorenzo, son « beau soldat » qui, enrôlé de force dans l’armée italienne, n’en finissait pas de faire un rêve angoissant : la guerre allait se terminer et il restait un dernier coup de feu à tirer, une dernière victime à tuer, et cette victime, c’était bel et bien lui, « le dernier mort de la deuxième guerre mondiale ». La dernière balle lui était destinée parce qu’il n’avait pas été, hélas, du bon côté de l’Histoire et plus personne n’était là pour l’entendre murmurer : « de quel côté / je ne suis d’aucun côté / de quel côté ».
Opéra-poème à trois voix, secondées par un chœur d’Ombres digne d’une tragédie à l’ancienne, Le Siècle de Lucia retrace cent ans – ou presque – de solitude et d’illusions perdues, de secrets enfouis et de blessures cicatrisées. Depuis le premier départ, tout aussi hasardeux que la traversée du Rubicon, les dés ont été relancés mille et une fois : Lorenzo a fini par prendre la nationalité luxembourgeoise, alors que Lucia s’est obstinée vainement à imaginer un retour à la case départ ; les valises ont été faites et défaites, encore et encore (« je lui ai dit restons ici au pied de la colline / il m’a dit partons là-bas au pied de l’usine »). Un fils, Jo, né dans les Terres-Rouges et devenu écrivain, a parcouru le monde et s’est mis à chroniquer les tribulations de la famille (« j’ai inventé un voyage un retour d’autres voyages / un passé un présent un futur / des oublis des souvenirs des oublis encore »). L’histoire s’est poursuivie dans une « étrange langue », où l’on ne roule plus les « r », mais où « les désirs se racontent encore » (« je rêvais de faire des études / de plonger mon nez dans des livres / de ne plus le relever »).
Pendant tout ce temps, le décor s’était figé des deux côtés du tunnel du Gothard : là-bas, au Sud, les figuiers, les oliviers, les amandiers et les sommets enneigés du Gran Sasso ; ici, au Nord, l’usine, la mine et, justement, la maison de la rue du Nord, avec ces escaliers maudits de la cave qui devaient entraîner Lucia dans une chute dont elle n’allait pas se relever. Mais ce jour-là, Lorenzo était déjà parti depuis belle lurette et Lucia ne faisait que le rejoindre, une fois de plus, dans l’au-delà (« mon beau soldat est mort en août / et mon temps s’est écoulé en novembre »).
« VOTRE SECRET ÉTAIT UNE MUSIQUE MUETTE DONT JE SUIS DEVENU LE PAROLIER / MES LIVRES SONT LA MISE EN CHANSON DE CETTE MUSIQUE MUETTE »
JEAN PORTANTE, LE SIÈCLE DE LUCIA/NON TROVO IL FILO
Derrière cette histoire d’amour plus fort que la mort, il reste une tonne de silences, de regrets, d’aveux à peine murmurés, et quelqu’un pour les recueillir. Ce quelqu’un, c’est Jo, bien sûr, le fils prodig(u)e qui, tout en enchaînant les livres, les voyages, les conférences, les quarts d’heure de célébrité, commence à comprendre qu’il n’est point le protagoniste et/ou le chroniqueur des événements, comme Claudio l’avait été dans Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine. Désormais, et c’est toute la beauté du Siècle de Lucia, l’écrivain n’est plus le démiurge de son propre univers, pour la simple raison que ce qu’il croyait avoir inventé était déjà noté, mot à mot, ligne après ligne, dans un cahier Atoma à la couverture rouge, rangé par sa mère dans une grande boîte (de Pandore) : « ce que je voudrais écrire est déjà écrit / tu as écrit dans l’ombre maman / tes mots étaient au fond de la boîte. » Sous prétexte qu’« il y a tant de choses à inventer », Jo publiera sans doute encore des livres, il s’écoutera encore clamer « c’est moi l’écrivain maman », mais la vérité, c’est qu’il n’est plus dupe de rien, les rôles ont bel et bien été inversés : « ton histoire est mon histoire est notre histoire / je suis la sentinelle à la porte du verger / l’arroseur des racines / là-bas et ici / j’arrose la vie et la mort la mémoire et l’oubli le départ et le retour / je suis le messager qui apporte au nord les lettres du sud ».
JO fouille dans des cartons / il en retire toutes sortes de classeurs / puis soudain un cahier Atoma à la couverture rouge
JO – j’ai inventé une mère un père / ma mère mon père / c’est toi l’écrivain disais-tu quand je te demandais de me parler de ta jeunesse / j’ai donc inventé ta jeunesse / j’ai inventé un voyage un retour d’autres voyages / un passé un pré- sent un futur / des oublis des souvenirs des oublis encore / le sud là-bas et le nord ici / et entre les deux le long tunnel du Saint Gothard / les corps et les âmes qui s’y métamor- phosent / le soleil la neige la pluie / ne descend pas du train qui y est monté / moi aussi je suis descendu du train / c’est toi l’écrivain disais-tu / et tu te taisais / et j’écrivais
Dans ce va-et-vient où l’oubli et la mémoire jouent à cache-cache, il n’y a, au fond, ni gagnants ni perdants, il y a juste un labyrinthe sans fil d’Ariane dont on peine à trouver l’issue (« non trovo il filo / le fil à sauver quand tout est perdu ») et cette danse des Ombres relançant à l’infini, comme une rengaine obsédante, le « grand jeu du partir et ne plus rentrer ». Tel un mirage triste, l’être aimé s’éloigne, s’estompe, se meut dans le brouillard – comme dirait Barthes, non point mort, mais vivant flou1 –, nous rendant inconsolables de n’en préserver qu’une image évanescente, un grain sonore qui se désagrège et s’évanouit : « attends Jo attends / continue encore un peu / je ne suis pas encore prête ». Comment résister à cet appel déchirant d’une voix raréfiée, exsangue, sur le point d’être engloutie par les eaux froides de l’oubli, sans s’y précipiter désespérément pour tenter de la retenir ? Orphée, ce revenant de tous les enfers auquel Jean Portante a déjà emboîté le pas, en sait quelque chose.
À PROPOS…
… DE LA MUSIQUE DE LE SIÈCLE DE LUCIA
Maurizio Spiridigliozzi, compositeur
Ce poème-opéra sera un voyage, sonore et émotionnel, une œuvre profondément personnelle, une sorte d’opéra intime où se mêlent les réminiscences de l’Italie et l’empreinte du Luxembourg. L’Italie, patrie de l’opéra, dont les mélodies passionnées, les arias enflammées et les chœurs grandioses ont traversé des générations. L’opéra italien, est l’expression même des grandes émotions humaines, des amours enflammés et des tragédies inévitables. Le Luxembourg, avec ses propres sonorités, parfois plus discrètes, issu de ses traditions populaires, ses harmonies chorales, qui raconte l’histoire de sa terre et de ses habitants.
1. « Lorsque l’autre se prend de fading, lorsqu’il se retire, au profit de rien, sinon d’une angoisse qu’il ne peut dire qu’à travers ces pauvres mots : ‘je ne me sens pas bien’, il semble se mouvoir non point mort mais vivant flou, dans la région des Ombres ; Ulysse leur rendait visite, les évoquait (Nekuia) ; parmi elles était l’ombre de sa mère (…). » (Fragments d’un discours amoureux)