© Véronique Kolber

ON PEUT TROUVER ANTOINE POHU DANS LES RUES DE BRUXELLES OU LUXEMBOURG-VILLE, SOUVENT UN LIVRE OU UNE GUITARE À LA MAIN. LE JEUNE AUTEUR COMPTE DEUX ROMANS ET UNE NOUVELLE À SON TITRE. POUR LE MIERSCHER THEATER, ANTOINE PRODUIT UN CONCERT-LITTÉRATURE AVEC ARTHUR POSSING.

Tu écris Pandora et tu interpréteras toi-même le rôle de Marc sur la scène du Mierscher Theater. Pourquoi ne pas avoir engagé d’acteur professionnel ?
L’idée n’est pas de faire une pièce de théâtre. Ce ne sera pas une interprétation de rôle. L’idée, c’est de faire un concert-littérature, une lecture performée, et du coup de jouer texte en main. Nous jouerons dans différents registres, serons plus dans une notion de performance que dans une notion de théâtre à proprement parler.

Pourquoi croiser tes mots avec la musique d’Arthur Possing ?
J’avais déjà travaillé avec lui aux Walfer Bicherdeeg, où je présentais Celleux qui marchent dans la ville, et, une autre fois, Parfois la nuit se tait. À ces occasions, les textes étaient déjà écrits. Arthur calait une musique dessus. Cette fois-ci, Arthur et le Mierscher Theater pro- posent autre chose. C’est la première fois qu’on pourra expérimenter la création d’un texte et d’une musique en même temps. Ce sera une expérimentation bien plus poussée, où on pourra travailler sur des oppositions, des creux, des silences, des moments où il n’y aura que de la musique. On saura mieux ce que racontent les mots et la musique. Ce qui m’intéresse particulièrement dans le croisement entre musique et littérature en gé- néral, c’est mon côté théâtre. J’aime tout ce qui touche à différentes disciplines brutes qui se mélangent sans qu’elles ne deviennent un mélange tout à fait homo- gène. J’aime quand on reste sur des discours différents, avec leurs temporalités, leurs outils différents.

« COMMENT RELANCER DES IMAGINAIRES COLLECTIFS ? »

Maints de tes textes, surtout Nous sommes celleux qui marchent dans la ville, mais aussi Pandora, se réfèrent à la mythologie. D’où te viens cette affinité pour la Grèce antique et son théâtre ?
J’avais trouvé un texte de Roland Barthes sur le théâtre antique, qu’il décrit de manière très collective. C’est un texte qui pleure qu’on ait perdu cette façon de se mettre en émotion collectivement. Barthes loue énormément le théâtre antique. Je ne m’y connaissais pas tellement. La Grèce antique faisait surtout partie de mon horizon imaginaire. Quand j’étais gosse, je lisais Percy Jackson et regardais des films d’animation Disney, et autres. Une part d’intérêt vient de mon enfance. L’affinité s’est
élaborée pendant mon Master’s, mais je ne suis pas une sorte d’érudit de la mythologie grecque, je ne la connais pas très bien.

© Véronique Kolber

Mais après la lecture de Barthes, j’avais parlé avec mon promoteur de mémoire pour me lancer dans la réécriture d’un texte mythique, justement pour me demander: Comment est-ce qu’on pourrait relancer des imaginaires collectifs ? Comment pourrait-on relancer cette manière commune de s’attendrir devant quelque chose ? J’avais commencé à travailler sur l’Orestie d’Eschyle pour mon mémoire. En parallèle à ça, pendant mon écriture de Nous sommes celleux qui marchent dans la ville, m’est venue assez spontanément l’idée de Pandora. L’idée, c’est que plein de choses nous échappent totalement dans notre quotidien. Que se passerait-il si cette attention des choses qu’on ne connaît pas s’immisce petit à petit dans nos vies ? Ce sont un peu les ombres des plans divins qu’on pourrait avoir dans un texte d’Eschyle. Ce qui me fascine quand on travaille sur ces histoires-là, c’est qu’on déplace tout un registre. C’est qu’on trimballe plein de fantômes. C’est qu’on déplace énormément d’histoire rien que par le titre, qui crée une caisse de résonance très forte. Produire des échos, créer quelque chose qui produit des explosions et des résonances derrière, c’est un peu ce que la littérature ou le théâtre essaient de faire.

« CE QUI NOUS SEMBLE NATUREL NE L’EST PAS NÉCESSAIREMENT. »

© Véronique Kolber

Maints de tes écrits créatifs ont des aspects didactiques. Que veux-tu inculquer à ton public ?
Je ne sais pas si didactique est le bon mot. Je ne sais pas si j’ai des réponses. Nous sommes celleux est surtout un cri de rage. Je n’essayais pas d’apprendre quelque chose aux gens. Pandora sera moins dans la colère et plus dans la réflexion politique. L’idée, c’est de rendre étrange le quotidien, de faire balbutier, trébucher. C’est de créer des brisures dans notre quotidien pour montrer que ce qui nous semble naturel ne l’est pas nécessairement. Je veux créer une ouverture qui rend possible autre chose. Après, je ne pense pas que ces autres choses vont prendre des teintes bien concrètes. Le texte travaillera avec les outils du réalisme magique. Un personnage lambda deviendra petit à petit totalement obsédé par ce
que les choses qu’il voit impliquent.

L’un des points de départ pour ton écriture de Pandora est cette phrase d’Isabelle Stengers: le capitalisme est l’art de ne pas faire attention. Donc, le capitalisme est un art. Ai-je tout compris à la phrase ?
Je ne pense pas. C’est plutôt un art en tant que pratique, comme une manière de se comporter, et pas un art en tant que forme esthétique. Après, le capitalisme a aussi des formes esthétiques très prononcées.

« JE VEUX CRÉER UNE OUVERTURE QUI REND POSSIBLE AUTRE CHOSE. »

Certaines gens, dont Mark Fisher, disent qu’il est plus facile de s’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. La fin du capitalisme serait-elle la fin du monde ?
(Rires) Je pense que le capitalisme est la fin du monde. Je pense qu’on peut s’imaginer la fin du capitalisme. Ce que Mark Fisher critique dans Le Réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative?, c’est que le capitalisme essaye de prendre la forme de notre réel. Ce qu’il propose, c’est qu’il faudrait justement inventer un surréalisme communiste. Il faudrait inventer, au-delà d’une esthétique, un programme totalement délirant et irréel qui permet d’imaginer d’autres imaginaires et de décloisonner le discours hyper hégémonique du capitalisme. L’idée des livres dans le genre n’est pas de remplacer le système par un système communiste. Ces livres sont plus pour une hétérogénéité totale où il y
aura peut-être aussi des îlots de capitalisme.

© Véronique Kolber
© Véronique Kolber

Fragments
05/08/2024

Moi ça me dégoûte. Ces fours allumés tout le temps, les lampes qui brûlent toute la nuit. À quoi ça sert ? Juste pour pouvoir avoir tout, tout le temps à disposition, dès que l’envie pointe du nez. Puis c’est même pas bon. Tu vas pas me dire que tu l’as savourée ta merguez ?
Il se tait.
Après on est tellement habitué à bouffer de la merde.
Moi ça me fait peur. T’as pas vu toi, les gens dans cette friterie. Non, évidemment, tu t’es servi à l’automate. Moi je ne les ai pas vu non plus. Alors que je passe tous les jours. Je les vois, mais sans vraiment les voir. Ce sont de fantômes. Ça me fait peur. Il n’y a que des ombres qui voyagent entre les murs, de la friteuse vers le frigo, puis du congel vers la friteuse. D’un coup la bouffe est prête. Tu devrais venir voir une fois de jour. Ah, tu travailles ! Mais en soirée alors. Tiens, demain on dîne ici, je t’invite. Non ? Tu me fais pas confiance ? T’as peur que j’aie raison, que ça finisse comme dans Chihiro, tu te fais flageller par des ombres, puis tu te transformes en cochon parce que t’as mangé ce truc que t’aurais pas dû. Et oui, t’as bouffé leur merguez, tu leur appartient maintenant. Je veux que tu les vois, que t’essaie de te souvenir de leurs visages.
Moi je n’y arrive pas.